
Pire : certains semblent miser sur la défaite du peuple, dans le bras de fer qui l’oppose au règne de l’arbitraire. Abonnés absents d’une histoire qui s’écrit au sang d’encre d’un peuple exsangue, ces resquilleurs refusent de payer le prix du courage de la vérité. Alors, dans le désert de la vraie pensée s’insinuent, faute de mieux, les oukases de (web)activistes qui ne sont pas toujours des lanternes, plutôt bruyants et opiniâtres, mais dépourvus de profondeur. L’étrange défaite de la démocratisation du Togo s’explique, en grande partie, par l’incurie d’une classe politique de l’opposition pas spécialement inspirée ; mais une part non négligeable revient à la couardise ou la défection des esprits les plus brillants sur le front des luttes politiques. Et si, de temps à autre, les saillies du retraité Ayayi Togoata Apedo-Amah, les sorties de Sami Tchak ou de Kossi Efoui, les interventions de Magloire Kuakuvi crépitent, réverbèrent, déstabilisent ; elles sonnent aussitôt creux face à la passivité de leurs petits camarades. Cette attitude semble indiquer que nos chers notables universitaires se vivent comme des membres d’une classe de privilégiés qui a succombé à la tyrannie de ses intérêts et à l’attrait d’un tyran qu’ils s’échinent, pour certains, à rendre moins rebutant. Sont-ils, pour autant, perdus pour la cause de la justice ?
Il n’est jamais trop tard. La préférence pour cette neutralité académique, paradoxalement favorable au régime togolais, se paie sur le dos de l’utilité sociale des intellectuels. Contrairement à une certaine idée reçue, il est possible de tenir ensemble l’autonomie du chercheur et l’engagement dans l’action politique. Le désengagement, à certains égards, dissimule un engagement contre l’engagement. La coupure entre théorie et action, entre science et politique, est purement fictive. Il n’y a pas de philosophie, de science politique, de droit, de sociologie, d’histoire qui soient dépolitisables. Tout est politique. Le projet de l’éducation consiste, pour nos chers enseignants-chercheurs, à armer intellectuellement des étudiants pour affronter le monde tel qu’il va, sans fard ni faux-fuyant. Sous quel type perverti de régime vivons-nous ? À quoi bon plaquer des modèles lointains, dans le temps et dans l’espace, quand le Togo se donne à analyser comme un laboratoire d’expérimentation politique qui met à rude épreuve les archétypes qu’enseignent les manuels de cours ? Au demeurant, l’anatomie du régime togolais ne ferait-elle pas faire un grand bond à la théorie politique ? En réconciliant discours et action, les universités du Togo doivent redevenir le bouillon de culture des formes de radicalités politiques qui provoquèrent jadis le séisme du 5 octobre 1990. Avant-poste d’observation ou incubateur de changements, elles se doivent de scruter les dynamiques profondes travaillant la société togolaise et accompagner les mutations positives. De plus, les universitaires togolais ne doivent pas être des alliés objectifs d’un régime dégénéré, mais d’inépuisables ouvriers de la vérité. La raison d’être de l’enseignement n’est pas la diffusion d’une vision lénifiante, apaisée, édulcorée et tronquée du monde. Au contraire, elle devrait enseigner aux étudiants à ouvrir les yeux sur leur environnement social pour en distinguer les nuances et savoir fourbir des concepts et outils d’analyse qui subvertissent les certitudes et inquiéter les systèmes de pouvoir.
Le rôle de l’intellectuel n’est pas de professer la philosophie des ténèbres dans la Cité, mais de fortifier l’État de droit. Il est d’appeler clairement à la désobéissance, à l’insoumission, à l’insurrection, quand les circonstances l’exigent. L’intellectuel, trouble-fête des pouvoirs et poil à gratter des puissants, est un antidote contre l’engourdissement qui menace d’engluer le cerveau social. Son magistère lui confère la responsabilité de dénoncer l’injustice, subvertir l’autorité, soumettre la politique à l’éthique. Il ne doit redouter ni le bûcher médiatique ni les geôles des tyrans, car il est un rempart des faibles contre les abus de tous les pouvoirs.
Il est temps pour les intellectuels togolais de sortir de leur sommeil dogmatique et d’entrer prestement en état de veille critique et de haute vigilance civique. Il est temps pour eux d’entrer en insurrection. Il n’est point question de rallier ou de se substituer aux oppositions togolaises, mais de défendre, dans l’épaisseur de leurs mots, la cause du peuple et la force du vrai.
Intellectuels du Togo et de ses diasporas, il est temps de donner chair à l’insurrection !
1er février 2019